je suis comme la Licorne

Comte Thibaud IV de Champagne

le Chansonnier


Ausi comme unicorne sui
Qui s'esbahit en regardant
Quant la pucele va mirant.
Tant est liee de son ennui,
Pasmee chiet en son giron ;
Lors l'ocit on en traïson.
Et moi ont mort d'autel senblant
Amors et ma dame, por voir ;
Mon cuer ont, n'en puis point ravoir.

Dame, quant je devant vos fui
Et je vos vi premierement,
Mes cuers aloit si tresaillant
Qu'il vos remest quant je m'en mui.
Lors fu menés sanz raençon
En la douce chartre en prison,
Dont li piler sont de talent
Et li huis sont de biau veoir
Et li anel de bon espoir.

De la chartre a la clef Amors,
Et si i a mis trois portiers :
Biau Semblant a non li premiers,
Et Biautez ceus en fait seignors ;
Dangier a mis a l'uis devant,
Un ort felon, vilain, puant,
Qui mult est maus et pautoniers.
Cist troi sont et viste et hardi ;
Mult ont tost un home saisi.

Qui porroit soufrir la tristors
Et les assaus de ces huissiers ?
Onques Rollans ne Oliviers
Ne vainquirent si fors estors ;
Il vainquirent en conbatant,
Mais ceus vaint on humiliant.
Soufrirs en est gonfanoniers,
En cest estor dont je vos di,
N'a nul secors que de merci.

Dame, je ne dout mes riens plus
Fors tant que faille a vos amer.
Tant ai apris a endurer
Que je sui vostres tout par us ;
Et se il vos en pestoit bien,
Ne m'en puis je partir por rien
Que je n'aie le remenbrer
Et que mes cuers ne soit adés
En la prison et de moi pres.

Dame, quant je ne sai guiler,
Merciz seroit de saison mes
De soustenir si grevain fes.

Je suis comme la licorne
En extase devant la jeune fille
Dont elle ne détache pas ses regards.
Elle éprouve un si doux malaise

 

 

Qu'elle tombe sans connaissance en son giron.
Alors on la met à mort par traîtrise.
De même Amour et ma dame
M'ont blessé à mort, en vérité :
Ils ont mon coeur et je ne puis le reprendre.

Dame, quand je fus deva nt vous
Et que je vous vis pour la première fois,
Mon coeur tressaillit tant
Qu'il vous resta à mon départ.
Je fus alors emmené sans demande de rançon,
Captif dans la douce prison
Dont les piliers sont faits de désir,
Les portes de beaux regards
Et les anneaux de bon espoir.

Amour a la clé de la prison
Et il y a placé trois portiers.
Le premier s'appelle Beau Semblant
Et Amour a fait de Beauté leur maîtresse.
Il a mis Danger devant la porte,
Un vilain, affreux, traître, dégoutant,
Un gueux, un scélérat.
Ces trois-là sont rusés et hardis,
Ils se saisissent vite d'un homme.

Qui pourrait supporter les mauvais traitements
Et les assauts de ces portiers ?
Jamais Roland ni Olivier
Ne soutinrent si grandes batailles ;
Ils vainquirent en combattant,
Mais c'est en s'humiliant qu'on triomphe de ceux-là.
Patience est le porte-bannière ;
En ce combat dont je vous parle,
Il n'y a d'autre salut qu'en la pitié.

Dame, je ne redoute rien de plus
Que d'être privé de votre amour.
J'ai tant appris à supporter
Que je suis à vous par habitude ;
Et dussiez-vous en être fâchée,
Je ne pourrais y renoncer en rien,
Sans en garder le souvenir,
Sans que mon coeur soit toujours
En prison, auprès de moi.

Dame, puisque je ne sais pas tromper,
Il serait temps d'avoir pitié de moi,
Accablé sous un si pesant fardeau.