chanson de croisade


Comte Thibaud IV de Champagne

le Chansonnier


Seigneurs, sachez-le: qui à présent ne partira pas
Pour la terre où Dieu vécut et mourut
Et qui ne prendra pas la croix d'Outremer
N'ira que difficilement au Paradis.
Qui a en soi pitié et culte du souvenir
Doit songer à venger le Seigneur tout-puissant
Et délivrer sa terre et son pays.

Tous les lâches resteront, qui n'aiment
Ni Dieu ni le bien ni l'honneur ni la gloire.
Chacun dit : "Que fera ma femme ?
Je ne quitterai à aucun prix mes amis."
Ceux-là croupissent dans une coupable attente,
Car il n'est d'ami, certainement, que de celui
Qui pour nous fut mis sur la vraie croix.

Maintenant vont partir les vaillants jeunes gens
Qui aiment Dieu et l'honneur en ce monde,
Qui sagement veulent aller jusqu'à Dieu.
Et les poltrons, attachés à leur foyer, ne bougeront pas d'ici.
Ils sont aveugles, je n'en doute pas :
Qui ne porte secours à Dieu pendant sa vie
Perd pour si peu la gloire du monde.

Dieu se laissa pour nous torturer sur la croix.
Il nous dira au jour de la comparution :
"Vous qui m'avez aidé à porter ma croix,
Vous irez retrouver mes anges,
Vous me verrez là, ainsi que Marie, ma mère.
Mais vous qui m'avez refusé votre aide,
Vous descendrez tous aux profondeurs de l'Enfer."

Chacun pense demeurer en parfaite santé
Sans jamais avoir mal ;
L'ennemi et les péchés les tiennent si bien
Qu'ils n'ont plus bon sens, courage ni forces.
Cher Seigneur Dieu, ôtez leur ces pensées
Et recevez-nous en votre pays
Si saintement que nous puissions vous voir.

Douce Dame, reine couronnée,
Priez pour nous, Vierge bienheureuse !
Ensuite il ne peut plus nous arriver malheur.

 

Seignor, saichiés qui or ne s'en ira
En cele terre ou Deus fu mors et vis
Et qui la crois d'outremer ne penra
A paines mais ira en paradis.
Qui a en soi pitié ne ramembrance
Au haut Seignor doit querre sa venjance
Et delivrer sa terre et son pais.

Tuit li mauvés demorront par deça,
Qui n'aiment Dieu, bien ne honor ne pris
Et chascuns dit : "Ma fame que fera ?

 

Je ne lairoie a nul fuer mes amis."

Cii sont cheoit en trop foie atendance,
Qu'il n'est amis fors que cil, sanz doutance
Qui por nos fu en la vraie crois mis.

Or s'en iront cil vaillant bacheler
Qui aiment Dieu et l'eunor de cest mont,
Qui sagement vuelent a Dieu aler.
Et li morveux, li cendreux demorront.
Avugle sunt, de ce ne dout je mie
Qui un secors ne fait Dieu en sa vie
Et por Si pou pert la gloire dou mont.

Dieus se lessa en crois por nos pener
Et nos dira au jor que tuit vendront :
"Vos qui ma crois m'aidastes a porter,
Vos en irez la ou mi angle sont;
La me verrez et ma mere Marie.
Et vos par cuije n'oi onques aïe,
Descendrés tuit en enfer le parfont."

Chascuns cuide demorer toz haitiez
Et que jamés ne doie mal avoir ;
Ainsi les tient Anemis et pechiez
Que il n'ont sen, hardement ne pooir.
Biaus sire Dieus, ostés leur tel pensee
Et nos metez en la vostre contree
Si saintement que vos puissons veoir.

Douce Dame, roïne coronée,
Proiez por nos, virge bien aüree !
Et puis aprés ne nos puet mescheoir.